par Carol Gélinas, ROCFM
Il y a quelques années, nous nous inquiétions de la multiplication des programmes d’intervention précoce (gentiment baptisée entre nous de « féroce »). Nous souhaitions comprendre alors le pourquoi de l’intensité de ces programmes et les fondements qui motivaient cette explosion. Aujourd’hui, c’est la multiplication des promoteurs de projets de mobilisation des communautés dans le champ enfance-famille qui suscite questionnements et inconforts. Si les tensions liées au partenariat ne datent pas d’hier, nous pouvons observer que, dans le contexte actuel, les difficultés deviennent exponentielles. Ces textes de Frédéric Lesemann et de Michel Parazelli nous aident à mieux saisir les enjeux qui sont au cœur de cette nouvelle organisation. Si nous pouvons mieux comprendre théoriquement ce qui est en jeu, allons voir comment tout ça se passe dans les milieux.
Au-delà des bonnes intentions ou comment être contre la vertu
Comme chaque expérience de rencontre dans ces lieux est unique (malgré parfois l’apparence assez forte de « déjà vu »), on ne peut pas nier qu’émergent parfois des projets porteurs. Cependant, la convergence des témoignages des organismes ayant participé à ces projets nous permet de dégager certains aspects plus questionnants.Ces initiatives n’arrivent pas dans des terrains vierges. On présume souvent que les milieux sont peu mobilisés, pas mobilisés ou mal mobilisés. Des espaces de concertation ayant des objectifs propres existent déjà. Les différents promoteurs souhaitent soit utiliser ces concertations pour leurs propres fins, soit créer leur « table ». On en vient à ne plus savoir compter les pattes! Ces réorganisations ne se font pas sans heurt. De lieux de solidarité, les concertations deviennent des lieux où se jouent des rapports de pouvoir pas toujours élégants entre multiples acteurs. Ces espaces de concertation deviennent les lieux quasi exclusifs par où passent les possibilités de développement et de financement pour les organismes. Dans ces conditions, on peut comprendre qu’il devient presque impossible de ne pas y être présent sans mettre en danger, à plus ou moins brève échéance, la survie de son organisme.
Auparavant, le commentaire le plus souvent entendu de la part des organismes était à l’effet que les multiples lieux où ils étaient sollicités étaient très énergivores : « Mon agenda est rempli de réunions! ». Maintenant, ce qui revient constamment comme principal irritant est que ces lieux ne sont pas porteurs de sens. On passe rapidement à l’étape d’établir des plans d’action, à gérer des budgets, à remplir des formulaires, à faire des évaluations. C’est ce que j’appelle la communautarisation de la fonction publique. Rarement, le processus commence par prendre le temps de mettre en commun les différentes lectures de la situation. Derrière de nobles objectifs, souvent tellement généraux, il est difficile de décoder de quoi on parle. Souvent, il est présumé d’office que tous adhèrent à la même vision du monde, celle qui est présentée comme LA VÉRITÉ, appuyée par des recherches produites par les promoteurs. Comment être contre la Science et la Vertu? Pourtant, la base de l’action collective est de prendre le temps de se parler, de comprendre ce que chacun porte pour être capable par la suite, peut-être, d’être en action ensemble. Le temps de parole est vu comme une perte de temps…
Le temps c’est de l’argent, donc il ne faut pas en perdre. Vite, vite, les décisions se prennent! Dans un temps pas si lointain, avant de prendre une position, un organisme disposait de temps pour revenir dans son organisme afin de débattre de la question au sein de son groupe, avec ses membres (des familles). Maintenant, les décisions se prennent par la concertation et, trop souvent, ce que l’on appelait nos processus démocratiques sont escamotés. Bizarrement, au sein de ces projets de mobilisation des communautés, on ne sait plus comment faire pour favoriser la participation des familles sans réaliser que les familles sont déjà au cœur de la vie démocratique des organismes et qu’elles ne sont pas seulement des « clientèles ciblées ».
L’arrivée de la Fondation Chagnon et les enjeux de démocratie
On peut constater que d’avoir des pratiques démocratiques dans un contexte d’approches intégrées constitue tout un défi. L’arrivée d’un nouvel acteur du poids de la Fondation Chagnon vient augmenter le coefficient de difficulté. Tout d’abord, un acteur privé, imputable qu’à lui seul et qui conditionne les priorités de l’État, est un phénomène nouveau dans le domaine social. L’injection massive d’argent privé détermine comment et avec quels objectifs les ministères devront investir réduit le débat entourant ces questions. Dans ce contexte, comment les autres partenaires peuvent-ils avoir encore de la place pour faire entendre leurs préoccupations et leurs points de vue pour apporter des propositions alternatives au courant dominant?L’ensemble des ressources financières et humaines des milieux publics, communautaires et privés est drainé vers une perspective unique. Dans le champ enfance-famille, cela se traduit trop souvent par une vision très étroite et normative de ce qu’est être un « bon parent ». L’impact de cette organisation sociale est que les familles n’ont plus accès à des ressources diversifiées où elles peuvent faire des choix, s’impliquer, être reconnues dans leur pluralité et valorisées dans leur expérience. Depuis quelques années, nous sommes très sensibles à la biodiversité en agriculture. Les dangers pour l’équilibre écologique de la planète de l’action du géant Monsanto nous préoccupent grandement. Il faudrait également se soucier de la biodiversité des individus, des familles et des organisations. Dans quel monde voulons-vous vivre? « Ce qui mesure le caractère démocratique d’une société, ce n’est pas la forme de consensus ou de participation qu’elle atteint; c’est la qualité des différences qu’elle reconnaît, qu’elle gère, l’intensité et la profondeur du dialogue entre des expériences personnelles et des cultures différentes les unes des autres et qui sont autant de réponses, toutes particulières et limitées, aux mêmes interrogations générales. »[1]
Les communautés : instruments de leur développement ou instruments des promoteurs
Parmi les difficultés dont témoignent les organismes, reviennent sans cesse les changements constants des règles du jeu. On les aborde en faisant miroiter que le milieu doit être le maître d’œuvre de son plan d’action. Dans les faits, plusieurs expériences ont démontré que, suite à un énorme travail de concertation afin de s’entendre sur un plan, tout à coup, la donne change. Le promoteur s’appuie sur une multitude d’arguments pour modifier soit le plan, soit les partenaires. Par exemple, dans un milieu où l’indice de pauvreté s’est modifié, la Fondation a revu son implication et s’est retirée. Dans un autre cas, après avoir promis d’investir dans le milieu sur une longue période (25 ans), elle a retiré son investissement après cinq ans. Dans une autre région, la concertation tenant à son plan et n’acceptant pas de se soumettre s’est vu retirer son financement.Malgré les intentions au niveau du discours de soutenir les milieux et de privilégier « l’empowerment », le pouvoir décisionnel demeure hiérarchique et entre les mains de la Fondation, sans grande médiation possible. Ces messages contradictoires contribuent à nourrir la méfiance qu’ont les organismes à s’engager dans de telles initiatives.
Cela dit…
Comme nous avons pu voir, les sources d’inconfort sont nombreuses. Dans ces conditions, nous pouvons nous demander pourquoi les organismes sont tout de même présents dans ces lieux. La réponse est assez simple : les organismes ont la constante volonté de contribuer à ce qui peut constituer une amélioration des conditions de vie des familles. Ils sont des acteurs engagés dans leur milieu et participent, parfois pour le mieux, parfois pour le pire, à la construction d’un monde commun.Le nouveau partenariat public/privé entre la Fondation Chagnon et le ministère de la Famille et des Aînés qui prendra forme cette année nous interpellera à nouveau. Que faire alors? Participer, négocier, boycotter? Malheureusement ou heureusement, il n’y a pas de bonne réponse ni de réponse simple. Tout n’est pas blanc ou noir. Il ne s’agit aucunement de « démoniser » la situation ou les acteurs. Cependant, nous avons encore le droit de questionner, d’analyser, de comprendre vers quoi on tend. Ces débats doivent avoir lieu entre les partenaires et surtout avec les familles. Nous avons tous un défi comme le dit si bien Jean-François Malherbe[2] : celui de déjouer l’interdit de penser.
[1] Touraine, A. (1994). Qu’est-ce que la démocratie?, Paris, Librairie Arthème Fayard, p. 316
[2] Malherbe, J-F, (2001). Déjouer l’interdit de penser
Cet article a été publié dans le Bulletin de liaison, Vol. 33 no 2 de la FAFMRQ.