Dr. Richard Massé,
Nous unissons nos voix afin de vous faire part de notre grande déception face à la dernière campagne de la Direction de Santé publique Moi aussi j'allaite et de questionner les objectifs qu’elle poursuit dans la promotion de l’allaitement maternel. Nous pensons que cette campagne renforce les préjugés et les stéréotypes sexistes à l’égard des femmes et propose une image réductrice de l’expérience de l’allaitement maternel. Nous pensons également que la promotion même de l’allaitement maternel telle que pratiquée en ce moment au Québec et notamment par la DSP soulève certains enjeux : tentative de contrôle du corps des femmes et responsabilisation individuelle de problèmes structurels.
Nous avons été surprises de voir que l’image utilisée dans le cadre de cette campagne ressemble étrangement à celles habituellement aperçues sur la page de couverture des magazines. Comment la DSP, une direction de l’Agence de santé et de services sociaux, un appareil gouvernemental, peut-elle juger approprié d’utiliser des images stéréotypées, sexistes et sexuées dans le cadre d’une campagne visant à sensibiliser les femmes? Cette représentation du corps féminin propose la contrainte d’un modèle auquel peu de femmes correspondent. Pourtant, il est attendu de la DSP et de l’Agence que la politique gouvernementale Pour que l'égalité de droit devienne une égalité de fait soit respectée. Rappelons que les orientations de ce plan visent, entre autres, la promotion de modèles et de comportements égalitaires.
Combien de femmes pourront se reconnaître au quotidien dans cette image idéalisée, et non idéale, de l’allaitement? Les femmes sont diverses; elles sont jeunes ou moins jeunes, racisées, handicapées, pauvres, travailleuses ou chômeuses, de grandes tailles et même, oui, brunes! Franchement, combien de femmes peuvent ou veulent s’identifier à votre porte-parole? Selon la DSP, les femmes ne prolongent pas suffisamment l’allaitement exclusif de leur bébé mais promouvoir une telle pratique justifie-t-il de leur mentir sur la réalité et les embuches de ce choix? Presque toutes les femmes rencontrent des difficultés durant leur expérience d’allaitement. Est-ce que les femmes se diront, allez ce n’est pas grave, l’allaitement c’est glamour! Non, nous pensons plutôt que les femmes se culpabiliseront seulement davantage de ne pas être à la hauteur de l’image.
Nous ne remettons pas en question les bienfaits de l’allaitement maternel et savons qu’en faire la promotion semble aller de soi pour plusieurs. Difficile d’être contre la vertu, ce que nous oserons faire tout de même.
Qu’en est-il du message derrière celui de promotion de l’allaitement? Il y a là un discours qui, malheureusement, remplit les tribunes de plus en plus, soit le désir ou la tentative de contrôler les actions, les habitudes, les décisions et, ultimement, les corps des femmes, notamment des mères. Affirmer que le fait d’allaiter son bébé ou non n’est pas une question de « libre choix », mais de « décision éclairée » puisque le lait maternel est meilleur pour le bébé, c’est porter un jugement sur elles et sur leurs choix. C’est imposer un seul et bon choix. En 2012, nous pensions que le temps était révolu où les autorités médicales dictent aux femmes quoi faire avec leurs corps. L’allaitement – tout comme l’ensemble de la maternité – implique et engage les mères et leurs corps. De nombreuses femmes qui ont allaité, y compris celles qui ont eu une belle expérience, confirmeraient qu’allaiter et le fait de tirer son lait n’est pas toujours facile, simple, beau, valorisant et… glamour. Dire aux femmes qu’elles se doivent de le faire est contraignant et nourrit forcément le sentiment de culpabilité vécu par plusieurs femmes qui, pour diverses raisons, ne peuvent ou ne veulent pas allaiter.
Aussi, sous une allure un peu naïve et légère, cette campagne n’en n’est pas moins un formidable exemple de marketing social néolibéral. À l’instar de l’OCDE et l’OMS, la DSP de Montréal véhicule ainsi le concept d’investissement social dans une perspective de lutte à la pauvreté. En allaitant, les mères font en sorte que leurs enfants seront en meilleure santé et se développeront plus positivement, notamment au niveau cognitif. Selon cette logique, ces bébés investiront le marché du travail de façon plus productive et coûteront moins cher à l’État. Cette vision néolibérale fait reposer sur l’individu la responsabilité de sa propre lutte contre la pauvreté, sans égard aux facteurs sociaux, culturels, économiques et politiques qui déterminent sa condition. Dans le cas qui nous occupe, c’est aux mères qu’on demande d’assurer cette responsabilité pour les générations futures!
S’il existe des problèmes dans la pratique de l’allaitement, ils sont liés en grande partie aux difficultés de la conciliation travail/famille et au manque de soutien et d’aide pour les femmes qui allaitent. Les groupes d’entraide en allaitement sont dramatiquement sous-financés, les consultantes en lactation ne sont pas reconnues par le régime public et les préjugés de l’entourage sont toujours fortement présents. C’est là que l’argent public et les ressources humaines devraient être mises et non dans une publicité de promotion discutable.
Quant à la promotion même de l’allaitement maternel, nous espérons que les enjeux soulevés dans cette présente lettre soient considérés par les expertEs de la DSP de Montréal.
Diana Lombardi
Réseau d’action des femmes en santé et services sociaux
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Regroupement des organismes communautaires familles de Montréal
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Nos trois organisations, le Regroupement des organismes communautaires familles de Montréal (ROCFM), le Réseau d’action des femmes en santé et services sociaux (RAFSSSS) et la Table de groupes de femmes de Montréal (TGFM), regroupent plus d’une centaine d’organismes à Montréal qui rejoignent des dizaines de milliers de femmes annuellement.